Апрель » Пн май 23, 2005 18:22
Jacqueline Harpman
LE PASSAGE DES EPHEMERES
Première partie
Delphine 't Servens à Werner Riemann :
20 octobre 2001, neuf heures du matin.
Il est impossible que, hier, à cinq heures, dans l'agitation d'une fin d'après-midi pluvieuse, j'aie vu cette fille, inchangée après quarante ans ! Elle sortait d'un grand magasin, les mains dans les poches d'un imperméable, elle a fait la moue devant l'averse, a relevé son capuchon sur la masse de cheveux blonds dont je me souviens si bien, puis s'est enfoncée dans la foule. J'étais figée, terrifiée. Lorsque j'ai pensé à la suivre, il était trop tard, elle avait disparu. Ce ne peut être qu'une ressemblance incroyablement exacte, ou une trahison de ma mémoire, mais j'en suis encore tremblante. Dites-moi, mon cher Werner, de m'apaiser. Rentrée chez moi, je suis allée au miroir : j'ai les cheveux blancs, mon visage est sillonné de rides, je parais largement mes soixante-dix ans, le temps passe pour tout le monde, il est évident que je me suis trompée. Peut-être a-t-elle eu une fille - mais qui aurait, forcément, plus de vingt ans ! Donc, ce serait sa petite-fille. Ou le hasard d'une ressemblance. Le patrimoine génétique de l'humanité est immense, certes, mais il y a tellement d'humanité que rien n'interdit d'imaginer une répétition parfaite. Cela est si absurde que je ne parviens pas à m'en servir pour me rassurer.
Tout de même, il y a quarante ans ! D'où me vient l'idée folle que ma mémoire serait précise au point que je n'aurais pas été leurrée par le souvenir ? Une fille blonde, aux traits peu marqués, jolie de façon assez banale : cela doit courir les rues, n'est-ce pas ?
Je tremble encore, Werner. Rassurez-moi.
DELPHINE.
Je suis une si affreuse égoïste que je ne songeais même pas à vous demander si votre entorse guérit bien ! Je ne mérite pas que vous me pardonniez.
Werner Riemann à Delphine 't Servens :
20 octobre 2001, dix heures et demie.
Mais non, chère Delphine, ce ne pouvait pas être elle, vous avez parfaitement raison, et vos sens vous ont trompée, quelle qu'ait été l'apparente précision de vos souvenirs. Il est certain que beaucoup de temps a passé, mon miroir le confirme aussi fermement que le vôtre, et cela tous les matins, avec une détestable ténacité, lorsque je me rase. Mon front est dégarni, ce qui n'arrive pas aux femmes, et votre belle chevelure qui pouvait si bien rivaliser avec la sienne fait toujours le bonheur de mes yeux, même si l'argent a remplacé l'ébène, mais les rides sont là, qui n'altèrent pas votre beauté et n'améliorent pas ma laideur. J'ai le poil rare, ma peau a perdu sa fermeté, et je ne vois pas comment la fille, qu'une vergogne bien compréhensible vous empêche même de nommer, aurait échappé à ce vieillissement qui est notre lot, pauvres humains ! D'autres mammifères ne sont pas sensibles à ses outrages : vous connaissez Mélanie, ma chatte blanche, elle a dix-sept ans, ce qui est un grand âge, et a gardé ses mines de chaton et sa grâce inaltérable. Tout juste si elle ne bondit plus aussi souplement que jadis. Je sais que dans les années qui viennent, tout à coup elle maigrira, perdra ses forces et un peu de sa vivacité, mais sur les dix-neuf ou vingt ans de sa vie, elle n'aura connu la vieillesse que peu de temps. Il n'en est pas ainsi de nous, dont la jeunesse est si courte : elle ne dure pas quatre décennies, et nous passons plus d'un tiers de notre vie à être vieux ! Ah ! si vous ne vous étiez pas trompée ! Imaginez que l'on vive cinquante, soixante, quatre-vingts ans dans le corps merveilleux de l'adolescence - puis, d'un seul coup, la sénescence nous prendrait, nous n'aurions pas le temps de le déplorer que nous serions déjà morts ! Peut-être votre terrifiante petite personne serait-elle la première d'une nouvelle espèce ?
Oh ! excusez ces plaisanteries ! Je sais quel étrange drame vous a, jadis, bouleversée, je voulais vous faire sourire, car il est impossible que vous ayez revu, inchangée, cette fille qui vous a épouvantée. Si démoniaque qu'elle vous ait paru, elle était de la race humaine, comme vous et moi. Serait-elle encore en vie, ce que vous ne souhaitez sans doute pas, elle a les cheveux blancs, le teint brouillé, et l'arthrose a commencé à lui ronger les articulations. Elle ne court pas légère dans la foule, son pas s'est alourdi, elle tient un gros cabas bourré de poireaux et de carottes pour la soupe du soir, et elle est fatiguée parce que, à son âge, la vie quotidienne est bien lourde.
Quant à mon entorse, elle m'encombre mais ne me fait plus souffrir, oubliez-la comme je l'oublie.
Je vous embrasse.
WERNER.
Delphine 't Servens à Werner Riemann :
20 octobre 2001, onze heures.
Cher Werner, vous êtes parvenu à me faire rire ! J'adore la promptitude de ce courrier électronique qui permet que je vous parle en détail de mes terreurs et que vous les apaisiez avant qu'il ne soit midi ! L'idée de ce petit monstre un cabas de poireaux à la main a eu raison de mes terreurs. Vous avez raison, ce ne pouvait pas être elle, j'ai été trompée par une ressemblance, mais je suis effarée. Après tant d'années, devais-je encore me trouver si bouleversée ? Là, sur le boulevard Anspach, je me suis sentie renvoyée dans le passé, tout m'est revenu en bloc, l'horreur, ce visage blanc, le cou dégagé et l'incroyable jaillissement du sang. J'ai revu le mouvement de sa main qui se levait, sa façon de la plaquer contre la blessure, serrant si fort que les tendons saillaient, rassemblant les bords de la plaie, debout, à peine vacillante, les doigts qui accrochaient durement la peau et les muscles, le jet rouge qui s'arrêta net, je ne bougeais pas, immobilisée par la terreur, je voulais m'élancer, l'aider, je le crois, je voyais le sol gluant devant mes pieds et, je m'en souviens, je me disais que j'allais glisser, tomber. Elle restait debout, dressée, dans sa robe blanche toute maculée de sang, le sang partout, par terre, le sang qui suinte encore quelques secondes entre ses doigts, elle souriait et parla. Peut-on parler, le cou ouvert comme cela ?
- Ce n'est pas grave, dit-elle.
Nous n'avons pas plus de quatre litres, quatre litres et demi de sang dans le corps : il y en avait partout, les murs étaient aspergés, les pages de notes qui traînaient sur la table couvertes, plus tard, j'en trouvai sur mes vêtements.
- Ce n'est pas grave.
Mais elle était très pâle, quasiment blême, car le sang donne la couleur à notre peau et elle ne devait presque plus en avoir dans le corps, c'est une image effroyable, qui ne m'a jamais quittée, cette fille qui chancelait en crispant les doigts sur ses carotides, elle aurait déjà dû être morte et elle souriait en me disant :
- Ce n'est pas grave.
D'un ton rassurant ! Mon Dieu ! Werner, il me semble que je viens d'écrire trois fois la même chose, j'entends encore sa voix, qui résonne normalement, à peine un peu moins vigoureuse que d'habitude, elle ne l'a dit qu'une fois, j'en suis sûre, mais les mots se réverbèrent en moi, ils vont dans tous les sens, se cognent aux parois et reviennent me bousculer, je suis renversée dans le sang, je crie. Non ! Cela c'est le cauchemar que j'ai fait pendant des années, je tombais dans cette mare de sang, je m'y enfonçais, je suffoquais, asphyxiée, et toujours j'entendais sa voix, un peu grave, très précise, qui répétait, de nuit en nuit :
- Ce n'est pas grave.
Combien de temps dure une éternité ? Vous connaissez mon tic, je regarde sans cesse ma montre, il ne me quitta pas, même dans ce moment insensé, et il ne passa pas plus de cinq minutes avant qu'elle ne se détendît. La main quitta le cou, la fille s'ébroua, avec un petit rire, oui ! un petit rire, je vous le jure, elle jeta un coup d'œil autour d'elle et s'exclama :
- What a mess ! Ah, là, là ! il n'y a que l'anglais, vous ne trouvez pas ? pour dire certaines choses. Quel gâchis, en français, ne donne pas aussi bien.
Discuter de la langue qu'il faut choisir pour exprimer exactement ses sentiments, dans une telle situation, parmi ces litres d'hémoglobine ! Vraiment ! on ne fait pas plus discordant. Elle continua, imperturbable :
- Tant de sang pour une petite coupure ! on n'a pas idée. Je dois avoir une nature plus exubérante que je n'aurais imaginé.
C'est là que mes nerfs lâchèrent, je me mis à trembler, je sentais venir l'évanouissement.
- Mais vous êtes toute pâle ! Sans doute ne supportez-vous pas la vue du sang. Venez, quittons cette pièce, je nettoierai plus tard.
Et elle me prit par les épaules, me guida vers la porte. Je me laissai faire quelques secondes, puis la terreur me reprit, je me dégageai violemment et m'enfuis, comme une enfant, comme une sotte, mais je ne me possédais plus et, en toute honnêteté, Werner, si je ne peux pas m'en excuser, je ne peux que me comprendre.
Vous connaissez la suite : on ne l'a jamais revue, et lorsqu'on est allé dans ce bureau, on n'y a pas trouvé une goutte de sang. Moi-même, j'ai failli croire que tout cela avait été une hallucination.
Je sais que non.
DELPHINE.
Werner Riemann à Delphine 't Servens :
20 octobre 2001, deux heures de l'après-midi.
Ne restez pas seule au loin avec votre tourment, Delphine. Je ne suis, hélas ! pas encore ingambe et je ne peux pas vous rejoindre : venez. Nous avons un magnifique automne, le ciel est bleu et on annonce que cela va durer : je vous attends. C'est la période que vous aimez tant, où les journées sont tièdes et les soirées fraîches, nous ferons brûler de grosses bûches dans la cheminée et nous boirons un peu trop avant d'aller dormir. Venez, venez vite.
WERNER.